Un texte de Frank Lamy, écrit pour l’exposition SOLIFLUXIONS qui s’est tenue à la Galerie 26 Chaises Espace Claudie du 8 janvier au 2 février 2025
À l’échelle de la planète, la quantité d’urine éliminée quotidiennement par la population humaine est estimée à plus de 10 milliards de litres soient environ quelques 10 millions de m³.
Dans une vie, un·e humain·e élimine environ 40 000 litres d’urine.
En moyenne et selon le poids et l’âge des individu·es :
-un·e humain·e produit 1,5 à 2 litres d’urine par jour
-un·e canidé·e 0,5 à 3 litres
-un·e suidé·e 1,5 à 8 litres
-un·e équidé·e de 5 à 15 litres
-un·e bovidé·e 10 à 25 litres
-un·e éléphantidé·e de 40 à 80 litres.
À partir de photographies envoyées par des proches, la série Solifluxions se compose, pour le moment, de dessins aux pastels gras fluos, d’un collage mural, de textes, d’une performance et d’une toile de Jouy.
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Seules ou en groupe, debout, accroupies ou assises, de face, de profil ou de dos, on y voit des personnes lisbroquant
dans l’espace public. Des meufs, des personnes sexisées, queer, trans, féministes, dissidentes. Certaines de ces scènes sont urbaines, d’autres champêtres, devant ou derrière une voiture, contre un mur ou dans le vide, les situations de mictions sont variées, en mode portrait posé ou bien selfie. Les couleurs giclent et jaillissent, saturées. Les pipis sont sauvages.
Les visages sont traversés par toute une gamme d’émotions diverses, du sérieux à la franche rigolade, de la timidité au défi frontal…
Ici, rien de voyeur, rien d’érotique, tout est dans le jeu, la provocation, le potache punk. Il s’agit, véritablement, d’occuper l’espace de la représentation. Occuper, prendre place, prendre de la place, prendre sa place. Mais, non pas, depuis une position héroïque et conquérante, tout au contraire, de s’imposer le pantalon baissé, cul nul, pissant
.
Que ce soit entre deux voitures, contre un mur ou derrière un arbre, au bord de la route ou en plein champ, il est, en France, et pour des raisons officiellement sanitaires, totalement interdit de changer
l’eau
des
pâtes,
du
poisson,
des
olives
ou de
la
citerne
sur la voie publique. A moins d’être propriétaire ou d’avoir l’accord des propriétaires des terrains arrosés, lissépem
un
louqué
sera sanctionné par une amende de 135 euros…
À ce délit s’ajoute, parfois, outre la qualification de troubles à l’ordre public, celle d’attentat à la pudeur. Sans commentaire…
Un soir, nous sommes à la Mutinerie. Les pintes s’enchaînent et rapidement l’envie de quimper
la
lancequine
se manifeste, nous avons la
larme
à
l’œil
, comme on dit. C’est la queue devant les toilettes et le
verre
menace
de
déborder
… Il suggère alors d’en profiter pour faire, enfin, une photo pour Maïc.
Passage à l’acte.
Nous sortons et nous courrons vers un endroit en retrait de l’agitation de la rue. Mise en place rapide. Sous le Guerrier du Temps, il
abreuve
le
bitume
et je shoote. L’alcool et la situation déclenchent un fou rire inextinguible. Nous avons d’autres sortes de larmes aux yeux. Nous retournons au bar. Nous papotons pipi, ondinisme, golden shower, urolagnie, urinothérapie… et déversons un flux d’anecdotes autour de nos liquides.
Quelques pintes plus tard, dans le métro, nous regardons les images prises et les trouvons ratées… Je ne suis décidément pas photographe. Nous décidons d’en refaire. Nous trouvons un autre cadre, sur le chantier en bas de chez nous, je prends le temps de cadrer, il
débouche
fièrement
la
gouttière
, et voilà. C’est fait.
Le jet est puissant et le regard droit.Essorer
la
salade
ou
le
torchon
dans l’espace public est, pour certains corps, inconfortable, mal pratique, compliqué, sinon dangereux.Se
faire
un
jus
de
pomme
est une nécessité pour chaque corps vivant. Or, dans l’espace construit par les Hommes (le mot est volontairement choisi), il est plus aisé pour certains types de corps que pour d’autres de se livrer à des actes aussi impérieux que celui de serrer
la
main
d’un
·e
pote
.
En 2015, Geerte Piening, citoyenne néerlandaise, est contrainte de faire des huit dans la rue, les bars étant fermés et les toilettes accessibles beaucoup trop loin. En effet, à l’époque, la ville ne compte que 3 toilettes accessibles pour tout·es contre 35 urinoirs. Elle est verbalisée et reçoit une amende. Elle conteste et fait appel. Il lui est répondu qu’il est possible même si peu pratique d’utiliser un urinoir. Le mouvement prend une ampleur inédite. Plusieurs centaines de femmes manifestent et lansquinent
ensemble dans l’espace public en signe de solidarité et de protestation dans plusieurs villes du pays. Depuis avril 2024, la municipalité amstellodamoise investit 4 millions d’euros pour augmenter l’offre de toilettes accessibles à tout·es.
Le tout-à-l’égout a été installé à Paris à partir des années 1880. Avant, c’était le règne du « tout à la rue » pour les déjections ou la collecte par des personnes spécialisées pour reconditionner et réutiliser les excréments de toutes sortes. Pour exemple, au début du 20e siècle, environ la moitié des urines de la ville de Paris était recyclée pour fertiliser les cultures alentour.
On pourrait, peut-être, voir dans ce travail, une reprise d’un motif pictural classique : celui du chérubin, de l’angelot, du putti qui arrose
le
persil,
les
pissenlits
et
les
marguerites
, dans une métaphore allégorique de la fertilité sous toute ses formes.
Une figure que l’on retrouve également dans certaines fontaines où coïncident jet d’eau et jet d’urine. L’exemple le plus célèbre de ce genre de fontaine publique se trouve à Bruxelles. Le fameux Manneken-piss accompagné depuis peu de la Jeanneke-pis constituent les figures tutélaires de la population bruxelloise qui se pense comme espiègle, moqueuse, libre et dotée d’un grand sens de l’humour et de l’autodérision.
Émerge aussi, dans cette série, quelque chose de l’ordre d’un retournement de la figure du Poulbot (seconde période). Ces gamins parisiens (le masculin générique s’applique bien ici car peu de poulbotes au final) créés par Michel Thomas (pseudonyme de Stanislas Pozar) depuis la place du Tertre, ont connu leur heure de gloire et recouvert les murs des intérieurs des classes dites populaires dans les années 1960-70.
Généralement de dos et seul (il existe quelques rares occurrences de pipi de face ou en groupe), lascaillant
joyeusement contre un lampadaire, une grille ou un mur, ou bien carrément sur Paris, le Poulbot nous regarde, bravache et les yeux qui frisent, un brin d’herbe en bouche. Nous nargue, espiègle.
Du point de vue de l’histoire de l’art, ces pastels se posent très exactement aux croisées de plusieurs genres picturaux : le Portrait (représentant des personnes connues ou non, reconnaissables), la Peinture de Genre (montrant des scènes de la vie quotidienne) et la Peinture d’Histoire (glorifiant des moments historiques importants, des gestes héroïques majeurs). Brouillant ainsi la frontière des genres académiques, cet ensemble travaille à la sape des fondements de l’hétéropatriarcat et du cistème.
Plus largement, jaillit aussi une manière d’élaborer, de construire, ensemble, une cartographie alternative du monde, de tisser d’autres fils de solidarités, d’autres manières d’être ensemble. De débloquer d’autres usages. User autrement avec fierté et joie, fierceness, de l’espace public, ici entendu comme métaphore de l’espace social en son ensemble.
Dans un e-mail à propos de l’exposition et décrivant le projet de toile de Jouy, Maïc m’écrit : « Une multitude de scénettes de pipis sauvages, une cartographie de rigoles et de trajets d’urine qui nous réunissent entre humainxes, chiennes et chattes, toustes en train de pisser joyeusement. »
À l’instar de certaines créatures non humaines, telles les chatt·es et les chienn·es, qui, pour marquer leur territoire ou bien communiquer avec leurs congénères, ouvrent
les
vannes et
les
écluses
, il s’agit ici de littéralement marquer le territoire.
De le creuser, le rigoler, tout en occupant précisément l’espace de la représentation.
Reclaim.
Occupy.
We are queer
We are here
Et en colère.
Sans même évoquer les débats, importants, techniques, symboliques, politiques entre position debout, assise ou accroupie, que l’on soit plutôt urinoir ou cuvette, que l’on moutrave
délibérément dans l’espace public, ou bien que l’on n’ait pas le choix, il y a du sexisme, du validisme, du racisme, de la violence dans le contrôle de nos mictions.
Seul·e, en groupe, en public, dans des lieux dits d’aisances ou de commodités, derrière une porte dans un pot de chambre ou un bourdalou (tu sais, les fameux pots de chambre avec l’œil au fond… ) ou bien dans une chaise percée, l’histoire de la miction et des lieux dévolus à cette activité, est longue et complexe, faite d’aller et retour, où se mêlent conventions, pudeur, hygiénisme et symbolique…
Pisser
est politique.
Maïc Baxane et ses complices fomentent une révolution joyeuse, colorée, en un et une geste de défi collectif qui refuse les assignations, les conventions enfermantes, qui privilégie les dissidences.
Frank Lamy